Didier Lestrade, « Mémoires » : une vie gay, où rien ne fut simple… (2ème note)

En trois décennies, celui qui, dans son enfance et son adolescence, fut si malheureux à l’école, fonde « Magazine« , en 1980, co-fonde « Têtu« , en 1995, « Minorités » (point.org), en 2009, animé par son engagement contre le racisme, dans un média pluriel, « Think tank« , « d’une période pendant laquelle on pouvait encore se parler« , écrit plusieurs livres, « Act Up, une histoire« ; « The End« , un ouvrage courageux, dans lequel il a pris à rebrousse-poil une partie des gays, par sa critique du « bareback », et de son égérie funeste, Guillaume Dustan, puisqu’il se montre responsable, par la promotion de la prévention, de la santé des uns et des autres, quand Dustan s’est rendu célèbre en combattant la prévention dans le VIH ; « Cheikh, Journal de campagne« , « seul travail académique de ma carrière« , ainsi titré pour affronter la déjà évidente islamophobie en France, en plein développement dans la communauté gay, « Chroniques du dance floor. Libération 1988-1999« ; « Sida 2.0 : Regards croisés sur 30 ans d’une épidémie« ; « Pourquoi les gays sont passés à droite« , un essai politique justifié par un constat clair et pénible, puisque « durant les années 70 et 80, les gays de droite étaient très minoritaires et la risée du discours dominant« , « Mais après le 11 septembre, tout a basculé« ; un ouvrage pour lequel, malgré les précautions juridiques prises en amont par la maison d’édition, il fut attaqué par Joseph  Mace-Scaron, pour lequel le « livre interférait avec sa vie privée« , et, ainsi, fut obligé de faire des excuses sur son blog, sans véritable soutien de sa maison d’édition (le Seuil !), à propos duquel il regrette encore aujourd’hui de ne pas avoir pu être confronté à Caroline Fourest, qui a décommandé trois rencontres médiatiques, mais aussi l’absence de soutien des « lesbiennes de gauche« ; « I Love Porn » (cf. la bibliographie complète ici). Autant dire : une productivité/fécondité, impressionnante.

Pour celles et ceux qui s’intéressent à l’économie des médias, à l’Histoire de la presse en France, son récit sur ses créations médiatiques, ses activités professionnelles, est instructif, des problèmes (homophobie) avec d’autres travailleurs, de la photocomposition et des imprimeurs, des difficultés à organiser un collectif de productions, avec des personnalités parfois exceptionnellement difficiles, néfastes (les « cuirs » de « Magazine » !),  le financement et la dépendance envers des mécènes également problématiques (plusieurs parties évoquent sévèrement Pierre Bergé…), le travail polyvalent d’un rédacteur en chef qui doit également rechercher des encarts publicitaires. Il faut produire et produire, et avec ses responsabilités, il ne supporte pas que les délais ne soient pas tenus : « J’ai assez souffert de ma procrastination pour la tolérer chez les autres« .

Dans sa vie parisienne, puisqu’il écrit sur et pour des hommes dont nombre y résident comme lui, ses sorties nocturnes où il rencontre les rédacteurs et soutiens de « Façade« , « la revue du Palace et des Beautiful People (créée par des gens de la pub)« , ce qui lui apprend que « les rich and famous, je les trouvais aussi superficiels que lors des rares fêtes du Palace où je pouvais les côtoyer« ; comme les soirées à l’Opéra, dont il considère que « l’art lyrique » est l’un des moyens de « l’entre-soi social » « préservé« , est « une musique de classe« . A rebours, l’ex « groom » d’un hôtel parisien dit qu’il a beaucoup appris à travailler auprès de femmes de ménage « racisées », et, de bout en bout, son propos est un éloge des « modestes », de la vie simple, comme celle du philosophe américain, Thoreau, dont il a découvert la vie (l’homosexualité aussi, celle des grands intellectuels américains du 19ème siècle), la pensée (Didier Lestrade définit sa philosophie de vie, « la simplicité/sobriété volontaire« ) et le lieu de vie (près d’un lac), par comparaison avec celles des « gens importants », dont il décrit souvent la médiocrité, la fatuité, le « mépris de classe ».

Quand le co-fondateur qu’il fut de « Têtu » est licencié à la demande de Pierre Bergé, il n’obtient que des indemnités minimales et devient « tricard », puisque, licencié par Bergé, « vous devenez un pestiféré, c’est un fonctionnement de corporation« . De ses années d’engagement contre le sida, il ne répète pas ce qu’il a déjà écrit par ailleurs, mais décrit avec honnêteté et souvent tristesse, les difficultés à organiser et faire échanger des gays dont certains étaient clairement obtus, pas nécessairement lucides, cohérents. S’il a toujours été animé par un « profond respect pour l’histoire militante de ma communauté« , il n’a jamais hésité à parler à tel ou tel avec franchise et clarté, et c’est ce qu’il fait à l’attention de tous, gays et non-gays, dans quelques pages (pages 316 et suivantes) dédiées à une critique politique du monde actuel, dans lesquelles il habille tout le monde pour l’hiver. Comme tant de citoyens français, il se définit comme « trop dégoûté par la vie politique de la France« , par ce qui semble être un effacement des intentions et des acquis progressistes, derrière une somme de réactions marqués par le ressentiment, la jalousie, les mensonges. Il a même fait l’expérience (avant tant depuis octobre 2023), de l’accusation d’antisémitisme, à l’occasion d’un tweet publié rapidement, qui manquait de précision, de pédagogie.

Même le chapitre dédié à la Musique (qu’il définit comme une « succession de collines et de précipices« ), si décisive dans sa vie personnelle comme professionnelle, finit par un constat des apories dans lesquelles l’époque s’est fourvoyée et se retrouve comme piégée. Mais si la rédaction de ce livre a été guidée par un principe de vérité/honnêteté, il ne faut pas croire que parce qu’il exprime des critiques, des déceptions, des dégoûts, avec un fond de colère parfois, le propos serait avant tout négatif, marqué par le ressentiment, et le chapitre, « Daddy’s musique » commence la réorientation du propos vers une sérénité heureuse, explicitement stoïcienne, puisque Didier Lestrade fait référence à ce courant philosophique, à sa volonté, typiquement stoïcienne, de ne pas permettre que le vieillissement, inévitable, le conduise à une dégradation au-delà de laquelle il ne serait plus maître de lui-même (à partir de 70 ans), par son évocation du « suicide assisté« , qu’il défend pour son compte et celles et ceux qui jugent en avoir besoin.

Immergé dans une France avec une musique franchouillarde qu’il abhorre, il raconte l’apparition de tel ou telle artiste, Aretha Franklin, Procol Harum, une chanson, My Sweet Lord, de George Harrison, un genre musical, la disco et la pop, des « hits underground« , qui lui ont donné « des jours heureux« , jusqu’à la découverte et la rencontre avec Bronski Beat, Jimmy Somerville, son ami et mécène, de sa vie professionnelle (Magazine), comme personnelle (le logement), « 1987, plus belle année de ma vie« . Et s’il n’avait pas connu cette vie ? Ce dernier chapitre, qui conduit à sa vie actuelle, est l’occasion d’un retour à la Nature et à la famille, notamment de sa mère, avec laquelle il finit par avoir les échanges les plus sincères et les plus intéressants, sur le tard (dans l’ouvrage, à plusieurs reprises, Didier Lestrade rend hommage aux femmes, comme par exemple de celles qui furent présentes au sein d’Act Up Paris) mais également à des hétérosexuels, avec lesquels il a construit des amitiés (et là encore, il n’a pas hésité à reconnaître qu’il lui fut parfois plus facile de travailler avec des non-gays qu’avec des gays).

Ces « mémoires », foisonnantes, précises, sincères, méritent la curiosité et la lecture, qui que vous soyez. Dans une période de régressions, il rassure et motive, y compris contre ces gays médiatisés, réactionnaires, qui n’hésitent pas à faire l’éloge de l’extrême-droite ou à la soutenir réellement, sans oser le dire publiquement. Nul n’est condamné à la petitesse, intellectuelle et morale. Par le fait même qu’il n’était pas du « sérail », parisien, qu’il en a même subi à plusieurs reprises des effets certains et conséquents, son témoignage sur la vie parisienne des années 80 et 90 est passionnant, édifiant et visionnaire, puisqu’il a pu percevoir des tendances naissantes devenues depuis structurelles.

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